Artiste associé à Fructôse depuis 2013, David Droubaix affectionne les théories sur les complots, les ovnis, le monstre du Loch Ness et Big Foot, les fantômes et les légendes urbaines. Il expose des liens entre nos réalités et ce que nous aimerions y voir, en bien et en mal.

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FructôsePeux-tu nous présenter ton parcours ?

David Droubaix – J’ai commencé mes études à l’université avec une licence en philosophie. Comme beaucoup, j’en avais découvert les principes en Terminale et j’ai eu envie de poursuivre dans cette voie. À la faculté cependant, une pédagogie toute particulière ne m’a pas fait me sentir à ma place dans cet environnement et je me suis engagé dans un cursus en Arts plastiques jusqu’au master. Ensuite, j’ai eu envie de développer une pratique artistique plus ambitieuse que celle qui était la mienne à l’époque. J’étais frustré de ne pas recevoir de réponses aux questions techniques et esthétiques que je me posais alors, aussi j’ai décidé de poursuivre mes études aux Beaux-arts de Nantes où j’ai obtenu mon DNSEP en 2012. Je suis ensuite revenu en région et ai été confronté à la réalité de la vie quotidienne de l’artiste-auteur, réalité à laquelle nous n’étions, dans ma promotion, que peu préparé·e·s. La grande interrogation était de savoir comment déclarer son statut et comment le défendre.

FructôseParmi les expériences et rencontres que tu as pu faire dans ton parcours, y en a-t-il eu plus marquantes que d’autres ?

David Droubaix – Deux événements se détachent en effet, deux expériences que je retiens le plus volontiers. Le premier fut l’obtention du Prix Wicar – accompagné d’une résidence de création à Rome en 2015. Ces trois mois de résidence ont été extrêmement satisfaisants et certainement un peu frustrants aussi car les semaines sont passées très rapidement.
Un second événement important aura été l’exposition personnelle que j’ai réalisée aux Ateliers Vortex – artist-run space – à Dijon, en 2018. Ce fut une belle rencontre avec l’équipe du lieu, lequel offre de belles possibilités de travail.

FructôseComment décris-tu ton travail ?

David Droubaix – À l’origine, mon travail était orienté vers la dégradation et la falsification des images. Ces deux axes de recherche me sont venus d’une coupure de presse – découverte lors de mon installation à Nantes en 2009 – portant sur les bombardements américains sur la ville en 1943. Le visuel illustrant l’article était une salle du Musée des Beaux-Arts de Nantes, utilisée comme chapelle ardente pour les victimes. N’étant encore jamais allé visiter ce musée, j’ai décidé alors de m’y rendre. Lors de ma visite, je me suis rendu compte que la légende inscrite dans l’article était incorrecte et qu’elle ne correspondait pas à l’image. La “salle blanche”, telle qu’elle était décrite dans la légende, était en réalité un espace beaucoup plus petit que celui de la photographie qui représente, en réalité, le patio du musée. Le signifiant et le signifié se contredisaient.

De cette observation est donc née une série de réflexions en relation avec ces notions de dégradation et de falsification car il y a en effet plusieurs façons de détruire une image : par exemple, en modifiant sa « matière physique », c’est-à-dire le visuel, ou en modifiant la légende. Que cette transformation soit volontaire ou non, si l’un ou l’autre est altéré, l’ensemble se contredira.

David Droubaix, La Vérité et le mensonge sont l’avers et l’envers d’une même médaille, 2019 © David Droubaix

J’ai réalisé par la suite que ces axes de travail étaient en réalité un prétexte à une réflexion engagée sur deux concepts que j’ai fini par désigner sous les termes de déréalisation du réel et de fictionnalisation de l’Histoire : en d’autres termes, la contestation d’éléments issus du réel au profit de réécritures fictives.
Je les aborde tous deux principalement par le prisme de récits alternatifs, mélangeant la réalité et la fiction.

Fructôse Les théories du complot, par exemple ?

David Droubaix – Ce sont en effet des sources importantes dans mon travail. Bien que l’on devrait plutôt parler de « récits complotistes ». Le terme de « théorie » leur est maladroitement appliqué, car une théorie est un ensemble d’explications induites par l’accumulation de faits issus d’expériences et d’observations. Elle relève de l’expertise scientifique. Les récits complotistes ne correspondent a priori pas à cette définition, à cause notamment d’un brouillage qui s’opère entre causalité et corrélation.

Je ne cherche pas à les expliquer de façon isolée – théorie par théorie –, je les étudie en tant que phénomènes socio-culturels. Ce qui m’intéresse, ce sont les conditions de leur développement et de leur accroissement ces dernières années. Comment les perçoit-on ? Les réponses sur le sujet sont variées : certains et certaines y perçoivent une explication sociale, d’autres leur donnent une justification plus politique ou anthropologique… Pour ma part, l’ensemble de ces réflexions m’a conduit à explorer le concept de post-vérité, apparu dans les années 2000, et consacré par le dictionnaire Oxford en 2016 (1). La post-vérité y est définie comme faisant « référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. » La post-vérité est donc une façon de rapporter des faits de manière à ce que ce ne soit plus le factuel qui entre en compte dans la création d’un opinion, mais bien cet appel à l’émotionnel et à la croyance. L’émotionnel vient donc parasiter, voire contredire, tout ce qui relève du récit rationnel. Il est plus viscéral et court-circuite notre capacité de réflexion.

David Droubaix, Wer durch das schwert lebt…, 2015 © David Droubaix

FructôseLa post-vérité empêcherait donc toute constitution d’une opinion publique objective ?

David Droubaix – À notre époque, avec la multiplication des sources d’information en tous genres, il ne faut fondamentalement pas rejeter l’approche émotionnelle des faits mais y faire attention. Par exemple, l’apparition des réseaux sociaux a été suivi par la naissance de nombreux sites d’info-divertissement, qui s’écartent du factuel pour produire du “buzz”. Avoir permis à l’émotion de s’immiscer dans l’information n’est pas une mauvaise chose en soi car elle la rend plus humaine mais il faut veiller à ne pas sombrer dans le “tout-émotionnel” et ne pas chercher à nourrir l’émotion pour accroître l’audience.

FructôseRetrouve-t-on de la part des tenant·e·s des théories du complot une volonté similaire de rallier le plus grand monde possible aux thèses élaborées ?

David Droubaix – Le processus psychologique qui conduit à croire en un récit conspirationniste est plus complexe. Les personnes qui adhèrent aux théories du complot ont une vision paranoïaque critique du monde, c’est-à-dire qu’ils ou elles vont systématiquement transformer des coïncidences en preuves, sans la nécessité de l’expérience. Elles vont ainsi devenir productrices de sens pour eux·elles. C’est là toute la différence entre la corrélation et la causalité. Une corrélation est un lien entre deux événements, sans que la question de savoir si l’un a agit sur l’autre ne se pose. À l’inverse, la causalité implique qu’un événement interfère avec un autre.

Les tenant·e·s des théories du complot ont tendance à se définir comme étant détenteur·trice·s de vérités qui les rendent supérieur·e·s aux autres. Il y aurait, d’un côté, “ceux·celles qui savent” et de l’autre, “ceux·celles qui ne savent pas”. Les complotistes éliminent également l’incertitude et généralisent leur vision du monde et du soupçon, ce qui aura un lien direct avec la lecture qu’ils ou elles feront des événements. Cela signifie aussi que ces personnes auront tendance à rechercher, et à n’être d’accord, qu’avec du contenu qu’ils·elles estiment en accord avec leur pensée. Il s’agirait d’une vision du monde qui s’opposeraient aux thèses officielles et qui renfermerait des intentions cachées. Le cours de l’Histoire s’expliquerait par la réalisation d’un plan programmé par un groupe de personnes qui agirait dans l’ombre pour veiller à sa bonne exécution .

David Droubaix, Wer durch das schwert lebt…, 2015 © David Droubaix

Les récits complotistes peuvent être dangereux. Tous n’ont pas mené à de telles extrémités mais j’ai tendance à me méfier des livres ou des documentaires télévisés qui les présentent comme des visions farfelues du monde dont on peut librement se moquer. L’Histoire récente nous a montré que poussés à l’extrême, ces récits peuvent être de véritables machines à détruire : l’exemple le plus notable est l’idée d’un “complot juif” développé notamment dans le faux Les Protocoles des Sages de Sion, décrivant dès 1903 un plan fictif de domination mondiale par un pouvoir juif et sur lequel Adolf Hitler s’est appuyé dans sa rédaction de Mein Kampf.

FructôseÀ quel moment de ta recherche la cristallisation plastique de ces récits intervient-elle et quel est son but le cas échéant ? Cherches-tu, par tes œuvres, à démystifier les tenant·e·s de certaines théories ? À stimuler l’esprit critique du public pour lui éviter de s’y égarer à son tour ?

David Droubaix – Je cristallise des éléments au fur et à mesure de mes recherches, mais je n’illustre pas de complots. La forme vient d’elle-même, nourrie par les récits que j’ai pu rencontrer. Elle est au service de l’idée générale et me sert à mener mes réflexions. Je ne cherche pas pour autant à mettre les complotistes face à leurs croyances, je tente davantage de comprendre le phénomène, d’en examiner les conditions d’apparition, sans porter de jugement. Les personnes qui croient ou ont cru trouver dans ces récits des réponses à leurs questions sur le monde se sont tourné·e·s vers eux car ils·elles ont pensé pouvoir y trouver des explications.
Frédéric Lordon défend l’idée que nous assistons à une “dépossession du débat public” : selon lui « Le conspirationnisme n’est pas la psychopathologie de quelques égarés, il est le symptôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public » (2). Le ralliement aux récits complotistes traduirait un gouffre entre la parole politique et les citoyen·ne·s, qui n’auraient d’autre choix que de se tourner vers des personnes ou des groupes qui les écouteront et leur apporteront des réponses moins complexes, plus simples d’adhésion.

David Droubaix, […] et je te donnerai les clés du royaume […], 2015 © David Droubaix

FructôsePeux-tu présenter une œuvre emblématique de ta recherche sur les récits complotistes ?

David Droubaix – L’une des œuvres que j’ai réalisée lors de la résidence Wicar, […] et je te donnerai les clés du royaume […] (2015), est sans doute l’une des pièces avec laquelle je me suis le plus approché de l’un de ces récits. Sans en être une forme de traduction, elle avait pour but de mettre en avant une forme de fantasme de correspondance théorique et symbolique à l’œuvre dans les récits complotistes.

Cette œuvre est une une installation présentant un trousseau de clés en bronze posé sur une plaque de verre imitant un marbre veiné rosé, ainsi qu’un panneau de bois recouvert d’un adhésif au motif marbré, le tout suspendu par des crémaillères et des équerres d’un vert très clair. Ce dispositif reprend un vocabulaire formel que j’utilise régulièrement dans mon travail et qui repose sur un détournement de mobiliers administratifs.
La plaque de verre imprimée et l’adhésif mettent en avant une préciosité feinte. Ils se voudraient être des matériaux de valeurs mais en y regardant de plus près, ce ne sont que des imitations.

David Droubaix, […] et je te donnerai les clés du royaume […], 2015 © David Droubaix

Les clés, dont les pannetons sont taillés d’après celui de la clé tenue par la statue de Saint Pierre – sculptée par Arnolfo di Cambio au XIIIème siècle – dans la Basilique Saint Pierre de Rome sont faites de bronze issu d’objets du culte maçonnique. Elles matérialisent ainsi un fantasme de correspondance théorique et symbolique, car il existe une théorie selon laquelle des franc-maçon·ne·s seraient à l’origine de la construction de Rome et qu’ils·elles auraient symboliquement caché le tracé des clés dans le plan de la ville. Cela est impossible puisque l’on situe l’édification de la ville aux alentours du VIIIe siècle avant Jésus Christ, et l’apparition des premières loges maçonniques n’intervient qu’au XVIIIème siècle après JC – tout dépend si on considère la maçonnerie opérative ou la maçonnerie spéculative… Cela est d’autant plus impossible que la Via de la Conciliazione, qui constitue la tige d’une des clés, a été construite entre 1936 et 1950.
On observe donc un véritable fantasme à vouloir faire coïncider la pensée et les faits. C’est cette association que j’ai mise en avant en réalisant ces clés, en les rendant tangibles, par la fonte d’objets maçonniques en bronze, glanés ci et là.

FructôseLa pandémie mondiale à laquelle nous sommes confrontés semble alimenter de nouvelles théories complotistes. Comment vis-tu cette période ?

David Droubaix – L’actualité est en effet très riche de rumeurs, fausses informations et nouvelles théories qui viennent nourrir ma réflexion. Cette situation est un parfait exemple de “post-vérité”.
En terme d’activité, une exposition à laquelle je participe au Frac Grand Large – Hauts-de-France, a été reportée au mois de septembre : UN AUTRE MONDE///DANS NOTRE MONDE coproduite avec le Fonds de dotation agnès b. et le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur. La situation m’a contraint de mettre en arrêt certains projets, liés notamment à une bourse du fond de soutien à la création de la Région Hauts-de-France que j’ai obtenue en 2018. La rentrée sera donc dense.

Notes :
1 – « “Post-vérité”, le mot de l’année selon le dictionnaire Oxford », LaPresse.ca, 16 novembre 2016. https://www.lapresse.ca/international/201611/16/01-5041850-post-verite-le-mot-de-lannee-selon-le-dictionnaire-oxford.php
2 – Frédéric Lordon, Conspirationnisme : la paille et la poutre, Le Monde diplomatique, 24 août 2012. https://blog.mondediplo.net/2012-08-24-Conspirationnisme-la-paille-et-la-poutre

Crédits photographiques : (toutes images) David Droubaix

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