Artiste plasticienne et performeuse, Ruchi Anadkat est artiste associée à Fructôse depuis quatre ans. Dans son travail, l’artiste questionne. Que reste-t-il de la performance une fois achevée ? Un support dessiné, un objet, une sculpture, une photographie, une vidéo, du son, toute une installation ? Que reste-t-il du corps dans les traces laissées ? Ces questions sont au cœur de ses préoccupations actuelles et ont trouvé leurs manifestations dans plusieurs de ses productions.

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Ruchi Anadkat, Vélo Scotch, 2010 © Courtesy de l’artiste

Fructôse – Quel est ton parcours ?

Ruchi Anadkat – Mon parcours artistique s’est dessiné très jeune. D’abord à travers l’environnement dans lequel j’ai grandi, en Inde, par la visite des lieux sacrés de ma ville natale ; puis à l’âge de six ans, avec la pratique de la danse classique indienne. C’est une danse ancienne dont chaque mouvement est défini par des formules mathématiques, ce qui m’a mené plus tard à réfléchir à la géométrie sacrée et à son application dans la performance contemporaine. 

À dix-huit ans, en entrant aux Beaux-arts et en changeant d’environnement, j’ai arrêté la danse classique car je ressentais un manque de relation avec le public. Je cherchais un langage plus universel, transparent, simple.

Lorsque j’ai commencé la pratique du dessin, j’ai en quelque sorte retrouvé ce cadre, celui de la scène. Je ne savais pas toujours quoi dessiner au début mais ce n’était pas important pour moi. Je bougeais sur la feuille. Je créais des mouvements. Tout flottait dans l’air, il n’y avait pas de connexion avec la surface, ni aucune notion de lumière, de formes, de dimensions… Un professeur m’a ensuite demandé de dessiner de manière plus “conventionnelle” et d’utiliser les notions que l’on apprenait aux beaux-arts. Je l’ai écouté mais je n’ai pas pour autant arrêté de dessiner “à ma manière”, ce qui m’a permis par la suite de questionner l’espace et le rôle du corps à travers deux approches très différentes. Je voulais sortir du cadre, déchirer le papier, sortir de ces dimensions qui imposaient des limites à ce que je voulais faire. 

Ruchi Anadkat, Analyse de l’être, 2021 © Courtesy de l’artiste

Fructôse – Comment as-tu réussi à sortir de ce cadre imposé ?

Ruchi Anadkat – On ne parlait encore “d’installations” ou “d’œuvres interactives” à l’époque et je me suis tournée vers la gravure pour tendre justement vers le dessin “hors cadre”, tout en questionnant le visuel, le corps, l’espace… 

J’avais aussi une pratique de peinture sur grands formats, avec des surfaces allant de deux à cinq mètres. Le grand format m’intéressait car, comme j’ai pu le répondre à mes professeur·e·s qui m’interrogeaient sur ce choix, je suis petite ! (Rires) C’était une réponse très innocente mais qui s’est largement diffusée au sein de l’université, on y voyait une approche conceptuelle alors que ça n’était pas plus que ça pour moi !

J’ai ensuite profité d’un échange franco-indien, sur les conseils de mes professeur·e·s qui avaient compris que ma pratique était pluridisciplinaire. En Inde, dans l’école j’étudiais, les parcours étaient spécialisés, divisés en fonction des médiums. Partir étudier en France était donc une belle opportunité pour découvrir une nouvelle manière d’observer ma pratique et de prendre de la distance avec mes racines culturelles. 

Ruchi Anadkat, Mesure du temps, 2020 © Courtesy de l’artiste

Fructôse – As-tu pu y trouver des réponses à tes interrogations sur le cadre de l’œuvre tel qu’il t’avait été enseigné et sur les façons de le dépasser ?

Ruchi Anadkat – Cet échange aux Beaux-arts du Mans m’a permis de découvrir de nouvelles approches quant aux limites du cadre et du corps, notamment à travers le “choré-cinéma » ou “Choreography for Camera” (Maya Deren). 

Mais lorsque je suis arrivée en France, je ne savais pas encore parler de mon travail et je ne parlais même pas français. Je suis donc restée silencieuse et cela m’a permis d’observer et d’écouter davantage. Grâce à cette écoute, j’ai pu explorer le “vide”. C’est dans ce vide, du langage, mais aussi du matériel, que j’ai commencé à observer ce qui passait “à travers moi”, ce qui faisait de moi une intermédiaire. À travers cette expérience, j’ai compris l’importance d’avoir une posture d’artiste-chercheuse et celle de l’œuvre éphémère.

Cela m’a également fait repenser à une expression indienne “Attache tes cheveux et lis”. En Inde, il y a un mythe qui dit que les intellectuels se rasent une partie de leurs cheveux et laissent pousser une tresse sur le sommet du crâne, qu’ils attachent au plafond lorsqu’ils lisent pour s’empêcher de s’endormir, puisque réveillés par la tension des cheveux accrochés. C’est une expression que ma famille me répétait avant chaque examen. “Attache tes cheveux et lis !” 

Ruchi Anadkat, Unité de mesure, 2021 © Courtesy de l’artiste

J’ai eu envie d’utiliser cette “technique” pour m’obliger moi aussi à lire, en français. Mais alors que j’allais commencer, je me suis demandée “pourquoi faire ça seule dans ma chambre ? Pourquoi ne pas m’attacher les cheveux et lire… devant tout le monde ?” 

C’est ainsi que j’ai commencé à rallonger mes cheveux avec de fausses tresses et à les accrocher dans l’école, aux faux-plafonds. Je lisais donc au milieu des pièces, sans me soucier des autres, mais en documentant, avec des photos et des vidéos, le corps et son environnement au cœur de ce processus de travail. Ces photos m’ont ramené au dessin et à la réflexion sur l’espace. C’était comme pour le grand format, c’était aussi car j’étais petite que j’avais eu envie de me grandir, de “toucher le plafond”. 

J’ai ainsi compris que je questionnais depuis toujours ma relation avec l’architecture. Je me suis alors plongée dans des recherches sur les pratiques architecturales sacrées et les sculptures de danse classique indienne qui soutiennent les piliers des temples. Ces sculptures n’étaient pas seulement décoratives. Leurs poids, leurs positions, les matériaux, etc. étaient réfléchis. C’était de la géométrie sculpturale combinant le corps et l’architecture, alors que la danse classique indienne est une danse écrite qui utilise les mathématiques. À travers ces recherches, je voyais que les chiffres permettaient de dessiner à la fois l’espace et le mouvement, le dialogue entre l’architecture et le corps.

Ruchi Anadkat, 2r = D, 2011 © Courtesy de l’artiste

Fructôse – Comment retranscris-tu ces observations dans ta pratique ? 

Ruchi Anadkat – Je m’intéresse à trouver des géométries dans l’espace. Ma taille m’influence beaucoup et me donne envie d’aller chercher l’extension du corps dans l’architecture.

Grâce à une aide de la Drac Bourgogne, j’ai pu expérimenter autour de ce rapport en 2009 [Follow me, 2009]. En Angleterre, j’avais suivi une communauté de descendant·e·s d’immigré·e·s indien·ne·s qui recopiaient la culture héritée de leurs aîné·e·s, sans la comprendre entièrement et sans aucun recul. J’avais filmé certain·e·s d’entre elleux, leurs gestes, les vêtements qu’iels portaient pendant une cérémonie traditionnelle, etc. 

Ruchi Anadkat, Follow me, 2009 © Courtesy de l’artiste

Pour l’œuvre Follow me, j’ai utilisé ces images que j’ai faites projeter, répéter en boucle et en accéléré sur l’une des façades de l’École supérieure d’architecture de Nantes (ensa). Le montage donnait l’impression de suivre une ligne de “fourmis”, qui se suivaient les unes les autres, qui répétaient mécaniquement les mêmes mouvements sans les questionner, sans les modifier. 

Fructôse – Dans tes performances, tu t’intéresses aux traces laissées par l’expérience artistique et à la manière de les conserver. Comment envisages-tu ce travail d’archive ?

Ruchi Anadkat – Dans mes recherches autour de la matérialisation – et donc de l’archive – de la performance, j’interroge la question de l’éphémère à la fois comme processus de travail et contexte. Je cherche par différents médias à capter l’environnement, l’ambiance de la performance. La photographie ou la vidéo peuvent, par exemple, me permettre de traduire et partager le silence du public qui était présent lors d’une performance, capturer mes gestes [Chotli 2R = D, 2011]… Elles peuvent aussi être un prétexte pour une création plastique qui donnera naissance à de nouvelles expériences et nourrira d’autres questions sur le corps et l’espace.

Ruchi Anadkat, Géométrie performée, 2019 © Courtesy de l’artiste

Fructôse – La question de la médiation est également très importante dans tes performances.

Ruchi Anadkat – Le dialogue est très important lors de certaines performances. D’abord, pour ne pas les réduire à des spectacles sans sens, pour expliquer ce qu’est la performance et ne pas confondre performers et animaux de zoo. Je cherche à instaurer une dynamique entre le public et moi, qu’il y ait de l’interactivité et des échanges d’interprétations. 

Lorsque je propose une performance, ce n’est pas parce que je sais quelque chose mais parce que j’ai envie de savoir quelque chose.Mon envie est de comprendre l’espace. Je le questionne mais je n’ai pas toutes les réponses et la performance sert à explorer diverses pistes de réflexion avec le public, lequel nourrit aussi mes recherches grâce à ses questions ou ses interprétations. 

La compréhension totale n’est pas le but mais à travers nos échanges, en réfléchissant ensemble à notre place d’être humain, à notre présence dans l’espace, on touche déjà à une certaine valeur d’universel.

Ruchi Anadkat, Centre XYZ, 2018 © Courtesy de l’artiste

Fructôse – Tu es devenue artiste associée à Fructôse en 2017. Comment décrirais-tu le lien qui s’est tissé entre l’association et toi au fil des années ?

Ruchi Anadkat – Fructôse m’apporte énormément dans différentes temporalités. Je vis à Lille et le trajet pour me rendre à Dunkerque me permet tout d’abord de prendre du recul dans ma pratique. L’apport de Fructôse commence donc déjà dans le train ! À l’aller, je réfléchis à ce que je vais faire en arrivant dans mon atelier, au retour à ce que j’ai pu produire… Sur place, l’accompagnement proposé par l’équipe, la mise à disposition d’un atelier, la participation aux projets portés par l’association, etc. sont de nombreuses occasions pour apprendre et expérimenter !

Lors du F Tour (2018), par exemple, j’ai pu amorcer un projet de “dessin infini” lors d’une performance de trois jours. Ce projet m’a permis de bénéficier d’une grande liberté de recherche et d’échanger avec des publics très variés qui ont pu nourrir mes réflexions. 

Dunkerque est aussi une ville avec laquelle j’ai envie d’être en interaction. Elle me rappelle la ville dans laquelle j’ai grandi en Inde, Vadodara, avec ses problématiques urbaines, sa politique économique et culturelle… J’ai l’impression d’être dans une région en transition et Fructôse me permet d’être intégrée à cette évolution.

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Ruchi Anadkat, Mesure du temps, 2020

Quand debout le soleil se brûle
devant se tient le blanc
grandi de lumière innocente

La toile s’étire au plus simple
paysage écrit de plis

est déterminée l’unité de mesure
horizontal le corps est recouvert

a disparu la mesure du temps

સમય માપન

સૂરજ જ્યારે સળગી ઊઠ્યો 
સફેદ ત્યારે સામે આવ્યો 
અજવાળું અમથું ઉગ્યુ 

કપડું સરળતાથી ખેંચાયું 
પ્રકૃતિ નું પ્રતિબિંબ રચાયુ

સીધી થઈ સાદી પાટલી
માપ એકમ થયો નક્કી 

ઢાંક્યું આડું શરીર જ્યારથી
સમયનો માપ ગયો સરકી

– રૂચિ અનડકટ

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